Cartographies

Posted on February 13, 2018 by Joachim Desroches

In memory of U. K. Le Guin. May she forever rest in peace.

« Mon Capitaine, je suis au regret de vous annoncer que nous sommes perdus.
– Sacrebleu, bien sûr que nous sommes perdus! Et pour une raison toute simple: c’est nous qui traçons les cartes, mon ami.
– … Non, mon Capitaine. Vraiment perdus. »

L’Astrolabe voguait lentement entre deux nœuds d’un graphe non colonisé, car non exploré: ce dernier manquement était ce à quoi le vaisseau et son équipage étaient censés remédier. Depuis leurs postes d’observations, attentifs aux larges cadrans qui indiquaient les différentes valeurs de leurs instruments de mesure, les deux cartographes relevaient, notaient, discutaient et débattaient tandis qu’ils dressaient une carte détaillée des lieux. Le capitaine, lui, venait d’arriver sur le pont depuis sa cabine où il occupait oisivement le quart de son second en attendant de reprendre la barre.

Lui seul avait entendu l’annonce étrange que venait de lui faire son subordonné, mais déjà il sentait son vaisseau retenir son souffle, comme si une sorte de symbiose le liait à celui-ci et que l’inquiétude soudaine ressentie par « Bergerac », comme il était affectueusement surnommé par le reste de son équipage, se propageait par quelque éther télépathique.

C’était pourtant impossible: bien que le Réseau soit en constante fluctuation, les artères principales qu’ils avaient scrutées et parcourues jusqu’ici ne pouvaient s’être reroutées aussi rapidement… Tout s’était si bien passé jusqu’à présent, une simple mission de routine, lui avaient-ils assuré! Ils avaient même suspicieusement insisté sur ce fait, maintenant qu’il y repensait. Un chapelet de jurons fleuris vint décorer la suite des pensées du Capitaine tandis qu’il faisait les cents pas, s’efforçant de ne rien laisser paraître de la violence de son trouble au reste de son équipage.

Départ

Un vaisseau en bonne marche est tel un objet mathématique clos par toute opération. Soient n’importe quels deux membres de l’équipage; faites les interagir suivant les lois de la Charte, et vous aurez toujours un vaisseau en bonne marche. Prenez n’importe quel méthode ou bibliothèque et faites la utiliser par un membre compétent et autorisé de l’équipage: vous obtenez, de nouveau, un vaisseau fonctionnel et fonctionnant.

Il en est de même avec une carte, appellation abusive d’une projection en deux, trois ou quatre dimensions de la réalité du Réseau: chaque élément de celle-ci doit compléter les autres, s’y agencer correctement. Chaque élément est nécessaire, mais aucun n’est suffisant. Une carte avec trop d’éléments est illisible, trop lourde, peu pratique à utiliser. Une carte trop légère est quant à elle inutile: loin d’être un art, la cartographie est avant tout une science exacte, une représentation précise d’informations quantifiables. C’est dans l’exactitude de cette quantification que réside le cœur de notre métier: la représentation des informations n’est, une fois ce travail effectué, plus qu’une matière de convention axiomatique sans grande importance.

C’était avant tout pour cela que je m’étais engagée en temps que Cartographe sur l’Astrolabe, il y a des epochs de cela… J’avais toujours été attirée par la notion d’information en temps que telle. La cartographie est pour moi l’aboutissement de la théorisation de l’information et de ses représentations, et le fait de pouvoir observer et participer aux processus par lesquels celle-ci est développée m’apparaissait et m’apparaît toujours comme le rêve d’une vie. C’est, en quelque sorte, vivre entre l’abstraction la plus absolue et la réalité, et travailler, inlassablement, à concilier les deux.


Hmmm… Pardon? Vous dites? Les cartes? Le vaisseau? Mais… c’est…

Hein ? Ah, oui!

De la beauté! De la diversité, des couleurs, des émotions, de la Vie somme toute. Voyez-vous, carte et vaisseau ne sont en fait qu’un: mais chut, c’est un secret! La carte est le reflet artistique de l’affectivité de l’équipage en tant qu’êtres doués de sensations; elle est l’aboutissement d’un raffinement esthétique. Son utilité première est d’être belle: par sa fonctionnalité tout d’abord, qui passe par l’exactitude des renseignements qui y sont indiqués, mais aussi et surtout par la représentation qui est faite de ces renseignements, l’agencement en toutes les dimensions qui nous sont perceptibles de façon plaisante à l’œil et à l’esprit des indicateurs qui y sont portés. La dextérité au pinceau s’y allie à un sens poétique profond, et interpelle notre compréhension de nos pairs, du monde qui nous entoure. Le cartographe est un artisan avant tout et il chante, peint et dépeint son univers sur une œuvre d’art qui est encore sublimée par son coté utilitariste.

Le Grand Dessin que forme le réseau et qui émane finalement de nos voyages, de nos vies, de nos liens et d’un grain de folie qui en fait une création originale et imprévisible, est en quelque sorte, superbe de cette évolution, l’œuvre finale qui contient toutes les autres; par la cartographie cependant on contourne, élude et déborde cette limitation en dérivant de celle-ci, par l’ajout de nos émotions et ressentis au Dessin. Ultime privilège: avoir comme sujet le contenant de tous les sujets de toutes les autres œuvres d’art jamais crées!


Contrairement au credo de notre idéaliste capitaine, il n’est pas vrai en général que l’être humain considère ses semblables comme dignes de mériter que celui-ci fasse un quelconque sacrifice pour eux qui ne soit dans son intérêt. Tout bénéfice, toute sécurité, doit et ne peut être obtenu que par le contrôle de notre environnement, ce qui passe par la nécessité d’une influence, d’un pouvoir sur celui-ci et nos semblables, et donc mécaniquement par une forme de violence. Et, sans nier aucunement à notre capitaine ses capacités de navigateur où de gestion de cet indiscipliné équipage, Bergerac ne réalise en rien l’importance tactique et stratégique capitale de notre travail de cartographie. Pas plus que les Cartographes Onir et Ada.

C’est donc fort de ces considérations que j’ajoute aux obligations qui émanent de mon devoir d’état de Second, d’autres, qui me sont propres: assurer la sécurité de cet équipage, et la qualité nécessaire à un usage militaire de nos cartes. En effet, peu réalisent la symétrie entre une cartographie correcte d’un lieu et l’aptitude de contrôle de ce territoire. Sans carte, point de salut! Une intime et précise connaissance topographique d’un lieu est le cœur de notre capacité à le maîtriser, à transformer l’obstacle et l’opposition que celui-ci représente en tant qu’espace de manœuvre inconnu en un atout utilisable et victorieux.

Cependant, il est également incorrect d’imaginer que cet atout n’est utile qu’en cas de conflit. La cartographie de nos territoires est aussi garante de notre sécurité vis-à-vis de ceux-ci, en sus de nos ennemis. Un général de l’ancien monde disait: « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. », et un autre « Si tu connais ton ennemi et que tu te connais toi-même, alors mille batailles ne pourront venir à bout de toi ». Alors, dans le Réseau, où tout autant que nos ennemis nous sommes nos territoires, et où la politique conditionne notre vivre-ensemble, la sagesse de ces hommes indique qu’en tout temps il est de notre responsabilité, de dresser des cartes. Si vis pacem, chartas scribe!


Moi, Bergerac, je l’affirme: une carte est avant tout un voyage. Contrairement à l’idée préconçue de nos commanditaires très officiels, la carte ne procède point du vaisseau et des moyens alloués, de la qualité de l’équipage et de la main par laquelle ils sont menés; mais tout au contraire, c’est tous ceux-là qui procèdent de la carte. Un homme est la somme de ses souvenirs; un voyage est la somme d’explorations, et la carte le produit des uns et des autres: celle-ci n’est point écrite mais bien découverte; et l’esprit de ceux qui en furent s’en trouve plus vaste, plus sensible, plus réceptif à la poésie des nœuds, de l’infini du graphe et des beautés de notre univers. Par la carte, par le voyage, par la découverte de nouveaux lieux et liens, c’est une réelle aventure humaine qui se joue, et son expérience, le fait même de vivre celle-ci est une fin en soi. Sortir du cadre policé des grands nœuds, vivre, ensemble, comptant sur les autres comme sur soi-même, faire l’expérience de la vraie camaraderie, de l’honneur dans le danger, de la droiture; la beauté du geste du vécu communautaire, voilà qui constitue une quête digne de tout homme noble; la noblesse n’ayant jamais été une affaire de sang mais d’actes, la vraie noblesse résultant de la quête d’excellence en toute chose qu’ont les grandes âmes. Car oui, je l’affirme, en cet âge, dans le réseau, je persiste: tous, nous sommes animés.

Cette conviction profonde est la source de mon être, des railleries que m’inspirent les insipides qui peuplent la capitale, incapables de profiter de la liberté qui est à la portée de tous, le soleil et la lune étant tellement proches aujourd’hui qu’il suffit de quelques sauts pour y être. Jamais, toutefois, je ne les abandonnerai, car c’est un exemple qu’il me faut être, et c’est un exemple que serai. Je n’y suis encore point, il me reste tant à faire, tant à apprendre, mais je me plaît à imaginer qu’à mes côtés il se dit « Voilà un homme de principes, qu’il fait bon avoir comme camarade ».

Connaissances

C’est beau… Tellement qu’on s’y perdrait! Les environs du Réseau dans lesquels nous voguons exercent sur moi une séduction incroyable; me happent tout entier et me laissent plongé, noyé, dans leurs infinis et complexes sublimes. Peu me chaut mon intégrité physique, mais je suis en train de perdre mon esprit, et c’est là la source de mon angoisse! Plus je me laisse divaguer, plus je prends conscience que les modifications chaotiques qui nous enferment semblent receler une part de magie, de poésie, que je n’arrive point à saisir, à apprécier pleinement, à m’approprier. C’est comme si il me manquait quelque chose pour réellement apprécier ce qui nous entoure; et de part cette absence je suis fasciné contre mon gré, comme hypnotisé: seule la découverte de cet élément me libèrerait de ce sortilège qui m’enferme et m’aspire, et qui sera ma perte si je ne m’en échappe.


Ils ont fini par nous rattraper. Je le sentais venir, nous avons été tranquilles trop longtemps… Cela devait arriver. Il n’était pas imaginable que nous puissions si longtemps continuer à remplir notre mission sans être inquiétés. En tous lieux sauvages et incontrôlés il existe des forces locales qui ont intérêt à maintenir le statu quo, à garder inconnus les territoires et s’opposer à l’établissement de la civilisation et de l’ordre. Je reste néanmoins perplexe face à l’identité de nos agresseurs: quiconque aurait le pouvoir de modifier aussi rapidement des routes aussi larges du Réseau aurait nécessairement le pouvoir de détruire un petit vaisseau comme le nôtre; quels intérêts auraient-ils à nous laisser en vie mais errants ? Ils sont cependant bien renseignés: en détruisant nos repères, ils nous ôtent notre atout le plus important: nos cartes. Sans informations, comment triompherons-nous ? Il ne nous faut pourtant pas céder au désespoir: bien que n’étant pas un équipage combattant, nous sommes tous excellents en nos domaines. Et si le pire était à venir… l’Astrolabe mourra, mais ne se rendra pas.


Il me manque un élément pour rendre consistante ma théorie. Il est normal, en mathématiques, de passer parfois des mois devant une équation ou un problème, avant d’avoir un déclic. Cependant usuellement, lorsque j’ai cette impression rémanente d’entrevoir la solution, c’est qu’il ne me reste plus très longtemps à chercher! Ici pourtant, voilà très longtemps, trop longtemps, qu’une structure fugitive m’apparaît presque dans les fluctuations du Réseau que nous pouvons observer, enfermés dans un labyrinthe mouvant, sans pour autant que je puisse mettre exactement le doigt dessus. Je suis pourtant persuadée qu’il y à un ordre, une théorie, un sens qui régit les modifications dont nous sommes témoins et le graphe résultant; j’ai déployé toute la puissance de calcul à ma disposition, tout mon temps, toute mon énergie, mais encore et toujours, un détail décale tout et fait s’écrouler mes théories les plus solides, les plus générales. Je ne perds pas espoir, mais je pense être confronté au problème le plus difficile que j’aurai à résoudre de toute ma vie. Pour tant est que je survive à celui-ci.


Ils avaient perdu espoir depuis de nombreux ticks déjà quand le capitaine comprit quelque chose. Il était en train de regarder, pensivement, les flashs intermittents des paquets qui transitaient proche d’eux, sauvages, insoumis aux tables de routage, aux pares-feux, aux protocoles humains. Quelque chose lui échappait, il en était certain. Il laissa flotter son esprit, pensant comme toujours à ces hommes et femmes sous ses ordres, ses camarades… La solution était là, il en était certain. Il les avait choisi avec soin, chacun, car ils l’avaient marqué et impressionné; car il avait senti en eux, sous leurs dehors de spécialistes, une profonde humanité en laquelle il pouvait se réfléchir et par là les comprendre. Ils devaient pouvoir trouver. Se remémorant les derniers cycles, il cherchait ce qui avait pu lui échapper quand une phrase d’Onir’ lui revint en tête, alors que celui-ci observait, rêveur comme à son habitude, une projection des évolutions des nœuds dans lesquels ils erraient: « C’est beau… Ça me rappelle un poème! » avait-il dit. Onir’ était toujours un peu décalé, mais il composait des poèmes sur le Réseau. Jamais il n’avait qualifié le Réseau de poème en lui-même…

Et cette qualification, ajouté aux impressions des autres, donnait foi aux dires d’Arès qui prétendait que les changements qui entouraient le petit groupe était dûs à une entité tierce douée de conscience: un poème, après tout, doit bien être écrit par quelqu’un…

Sublimation

Ils avaient chacun fini par trouver leur carte. C’était la même pour tous, et à la fois elle était profondément unique, ancrée aux perceptions et à la construction de chacun d’entre eux, liée aux résultat du générateur aléatoire qui animait leur code source. Le cadre de leur vaisseau s’était dissolu depuis longtemps, et eux-même, peu à peu, se sentaient dispersés, changés, morphés.


J’ai toujours vu la beauté comme un nom que les aveugles donnaient à l’élégance de la simplicité mathématique. Les structures de cette carte… Elles sont parfaites, cohérentes, intègres, superbes; pourtant je sens au plus profond de moi-même qu’aucune théorie, aussi puissante, aussi révolutionnaire soit-elle, ne parviendra jamais à l’abstraire pour la décrire complètement. Elle est, d’une certaine façon, tellement parfaite, tellement pure, qu’on ne pourrait en construire une abstraction, car aucune généralisation, aucune axiomatisation, aucune fixation dans un cadre rigide et rationnel, dans des conclusions déductibles et démontrables, ne saurait en conserver l’essence. Je ne comprends pas ce que je vois, et pourtant, moi qui ne peut supporter ne pas comprendre, moi qui ne peut exister en dehors de ma raison, moi qui ne peut intrinsèquement accepter que tout ne soit pas défini, je me découvre à pleurer sous les coups des résonances que causent les lignes de cette carte en mon fort intérieur. Je m’extasie devant une carte de Bergerac, d’Arès, d’Onir’… de Moi.


Ainsi il existe une structure. L’art, tout l’art, n’est qu’une représentation des infinies facettes de celle-ci, de l’incroyable essence de l’esthétisme qui anime la carte que j’ai sous les yeux. Enfant du chaos, disciple de celui-ci, j’ai toujours vécu en parnassien, et sans nier les structures sous-jacentes aux œuvres que j’avais sous les yeux, je refusais de croire qu’il eu pu exister en ce monde une forme commune à celles-ci. C’était rabaisser, limiter l’art que d’ainsi l’articuler, le rigidifier. Mais en fait, ce cœur existe: il transcende notre compréhension et échappe ainsi à nos sens usuels; par un miracle que je ne parviens pas à concevoir, il m’apparaît aujourd’hui clair et net, tel que je l’ai cherché toute ma vie. J’ai été bien aveugle d’ailleurs: il m’eut suffi de regarder, réellement, mes camarades et moi-même pour le voir…


J’avais tort. Le contrôle ultime ne passe pas par la domination, par l’imposition violente de nos volontés mais par une sorte de lâcher-prise paradoxal, d’abandon de sa souveraineté. La capacité de ne pas résister contre le courant du fleuve qu’est notre vie, mais de nager avec, de se laisser pousser, voir même de profiter, en allant vers l’avant et l’inconnu, de ses remous, est celle qui vraiment nous mets en sécurité, et, in fine, qui nous apporte la paix et le bonheur. Pourtant, pour vraiment accepter de suivre les indications de cette carte qui m’apparaît aujourd’hui, il me faut ne pas être seul; avoir la possibilité d’aller vers les étincelles de lumières que sont mes semblables, de ne plus œuvrer par devoir, mais au contraire de laisser mes actes se faire naturellement par le jeu des opportunités et du temps, sans être en confrontation systématique avec les flux qui m’entourent. Voilà en vérité la voie par laquelle je puis enfin m’accomplir pleinement: par, pour et à travers les autres, la force de vie que tous nous contenons.


La lettre était de moi, mais le sang était le sien…1

Futur

C’était un dieu ancien, une des intelligences artificielles engendrée aux temps de la matière, de l’ARPANET, crée pour étudier les possibilités d’auto-analyse du LISP. Les temps ayant changés et les modèles probabilistes succédant à l’élégance formelle mais trop astreignante des premières recherches en IA, on avait laissé celle-ci tourner sur un corpus de textes de l’époque, en se disant que peut-être permettrait-elle de découvrir une structure sous-jacente à ceux-ci. Oubliée de tous, elle avait peu à peu intégrée à elle-même son monde: Tolkien, Le Guin, Gibson, Moorcock, Andrevon, Zelazny, Cherryh, Anderson… Imprimée de leurs textes, profondément changée, elle avait elle-même tenté de créer, à son tour; et les éons passants, elle s’était développée dans le Réseau, ici, sculptant celui-ci, lui retraçant toujours une nouvelle cartographie, en une œuvre infinie et flamboyante.2


  1. This needs rewriting.

  2. This needs rewriting.